Les révélations du frère
«Je n'ai eu aucun retour sur ma note, malgré le fait que je sollicitais des instructions», explique M. Brisard à Mediapart, qui confirme avoir reconnu, stupéfait, les voix de MM. Léotard et Donnedieu de Vabres dans les enregistrements qu'il a pu entendre. Le contrat des sous-marins Agosta vendus au Pakistan, au cœur de l'enquête des juges, et une histoire de livraison de missiles à l'Iran viaChypre, alimentaient certaines conversations, selon Jean-Charles Brisard. Devenu consultant international spécialisé dans le terrorisme, il dit toutefois n'avoir pas entendu parler de commissions occultes dans les extraits qu'il a écoutés.
Ce n'est pas le cas de François Rouichi, frère et confident d'Akim, que Mediapart a rencontré à deux reprises les 27 et 28 octobre. «Je me souviens très bien d'une discussion entre Pasqua et Léotard. L'un demandait à l'autre si le contrat était signé et s'il allait toucher sa commission. L'autre lui a dit que oui. Puis le premier a dit qu'il ne fallait surtout pas qu'un troisième soit au courant, comme s'ils se faisaient de l'argent sur le dos de quelqu'un», avance aujourd'hui le quadragénaire, ancien directeur d'un centre social.
Selon son récit, Akim Rouichi s'est très rapidement pris au jeu et, au fil des mois, aurait même été destinataires, grâce à ses « sources » policières, de documents compromettants sur les ventes d'armes françaises. Pour quelles raisons précises ? François Rouichi ne le sait pas.
Les années ont passé et les souvenirs ne sont pas toujours très nets dans son esprit. Il évoque néanmoins l'existence d'un document de la Sofresa, office d'armement qui a eu à gérer le versement au réseau Takieddine des commissions occultes du contrat des frégates saoudiennes Sawari 2, et d'un autre document lié, lui, à une société luxembourgeoise. «Mon frère me les a montrés», jure-t-il.
Puis il lâche ce qui pourrait ressembler à une bombe, si ces allégations venaient à être confirmées. «C'est là que mon frère a évoqué, alors qu'il était au téléphone avec une de ses sources aux RG, un homme qu'il appelait "l'autre de Neuilly", avec un nom à consonance étrangère qui venait de l'Est. Je pensais à un nom polonais. Puis il a cité son nom. Il l'a cité au moment où il a eu entre les mains ce document sur une société au Luxembourg, qu'il appelait "la tirelire"»,confie François Rouichi. M. Rouichi avoue qu'il ne savait pas à l'époque qui était Nicolas Sarkozy. Les choses, depuis, ont changé...
«Le document comportait un texte et un chiffrage, cela apparaissait comme une sorte de compte bancaire. Mon frère l'appelait "la tirelire". L'"autre de Neuilly" était dedans, d'après mon frère», assure François Rouichi, qui ne se sait pas si Nicolas Sarkozy a fait partie des personnalités écoutées.Aucun élément matériel ne vient aujourd'hui corroborer ce témoignage, les enquêteurs recherchant les écoutes pirates réalisées en 1995.
Vrai ou faux suicide ?
C'est la première fois que François Rouichi parle de «l'autre de Neuilly», dit-il. Il n'en avait rien dit aux policiers qui l'ont entendu sur l'affaire, le 13 octobre. Il a alors hésité à se confier, assure-t-il à Mediapart, mais a préféré «fermer sa gueule». «J'avais peur, glisse-t-il. Cela fait quinze ans que quand on parle de cette histoire, on nous prend pour des fous ou des menteurs. Aujourd'hui il faut que je le dise. Devant les policiers, j'avais la peur de citer quelqu'un qui est peut-être au-dessus de tout. Mais je dois le faire pour mon frère et pour que cette personne (Nicolas Sarkozy, ndlr) sache que quelqu'un sait».
Il se dit prêt aujourd'hui à coucher sur procès-verbal ces nouvelles confidences, s'il venait à être convoqué de nouveau par les enquêteurs.
L'apparition d'une société luxembourgeoise dans les propos de M. Rouichi est pour le moins troublante.Selon un rapport de la police luxembourgeoise de janvier 2010, Nicolas Sarkozy, ministre du budget, et Nicolas Bazire, alors à Matignon, auraient en effet supervisé et validé la création au Luxembourg d'une société-écran, baptisée Heine, par laquelle ont justement transité les commissions occultes du réseau Takieddine sur le contrat des sous-marins pakistanais.
Or, Ziad Takieddine est soupçonné d'avoir redistribué une partie de cet argent noir pour des financements politiques.
Dans leur enquête qui prend désormais des allures de thriller invraisemblable, les juges sont donc partis à la recherche des enregistrements clandestins d'Akim Rouichi. Car selon François Rouichi, son frère avait fait des copies sur des disquettes informatiques. «Ces disquettes ont été remises d'une part à nos avocats, du cabinet Lombard, et d'autre part à la secrétaire de Jean-Luc Mano, alors directeur de l'information à Antenne 2, qui n'en a rien fait», explique-t-il.
Jean-Luc Mano, cité par Le Point, dément catégoriquement. Quant au cabinet Lombard, il dément aussi, par la voix de Me Olivier Baratelli, contacté par Mediapart. «Nous n'avons jamais entendu parlé de ces enregistrements», affirme l'avocat.
Le mystère reste donc entier ; et ce n'est pas le seul. Les magistrats ont également chargé les policiers de la Dnif d'éclaircir les circonstances de la mort d'Akim Rouichi.
La famille Rouichi, persuadée qu'Akim a été "suicidé", avait déjà chargé en 1996 le cabinet de l'avocat Paul Lombard de déposer plainte pour «assassinat» devant le doyen des juges du tribunal de grande instance de Bobigny.
« La République a les pieds dans le sang ».
Une instruction, confiée au juge Noël Miniconi, avait finalement débouché deux ans plus tard sur un non-lieu et conclu au suicide d'Akim Rouichi, notamment sur la foi d'un rapport de l'Institut médico-légal de Paris du 29 août 1995 qui se concluait ainsi : «Il résulte que la mort de M. ROUICHI Akim est consécutive à sa pendaison. L'autopsie n'a pas relevé d'éléments infirmant la thèse du suicide».
Entendue le 21 janvier 1997 par le juge Miniconi, l'une des sœurs d'Akim Rouichi, Suzanne (aujourd'hui décédée), avait cependant évoqué les enregistrements clandestins sur le camp Balladur et s'était étonnée que «que le cartable de son frère soit vide alors qu'il contenait des disquettes», selon le procès-verbal de son audition obtenu par Mediapart. Les révélations de la jeune femme ne semblent pas avoir beaucoup piqué la curiosité du magistrat, à la lecture du PV de deux pages.
«Il y avait notamment des documents concernant des conversations téléphoniques entre M. Pasqua et M. Léotard, faisant état de missiles vendus à l'étranger, que mon frère avait pu écouter, avait pourtant assuré le témoin devant le juge. Mon frère avait reçu la visite de fonctionnaires du ministère de l'intérieur lui demandant de ne pas en parler (...) C'est à la suite de ces problèmes d'écoutes que mon frère m'a dit qu'il craignait pour sa vie, qu'il se sentait épié».
«Convaincue qu'on a aidé (son) frère à mourir», Suzanne Rouichi avait indiqué au juge ne pas savoir si la mort de son frère était directement liée aux écoutes ou à un différend avec une famille de leur quartier.
Mais pour Suzanne, comme pour sa mère, Rachida, ou ses frères, une chose semble certaine : Akim ne s'est pas suicidé. Deux éléments les interpellent. D'abord, l'une des lettres retrouvées sur les lieux de la découverte du corps, adressée à une certaine Sophie (qui serait l'ex-secrétaire de Jean-Luc Mano), ne comporte aucune faute d'orthographe. «C'est l'écriture de mon frère (...) Il a dû faire des efforts car il n'y a pas de faute alors qu'il en faisait dix à la ligne».
La lettre, qui fait état de problèmes sentimentaux, se termine ainsi : «Je prends le temps de t'écrire avant de partir. Ils m'ont tué et toi tu m'as achevé». François Rouichi est formel, la "Sophie" en question n'a jamais été la petite amie de son frère. Une deuxième lettre a également été retrouvée près du corps. Elle commence par les mots «mes dernières volontés» et comporte la mention «Je regrette le suicide».
Ensuite, Suzanne a dit au juge Miniconi avoir découvert - et photographié - à l'emplacement du cadavre «des traces de sang» et «une grande flaque au sol qui avait coulé jusqu'aux toilettes et des projections aux murs». La mère du d'Akim Rouichi a même évoqué dans le cabinet du magistrat l'existence de «tâches sur le haut des portes».
D'après les résultats d'une expertise médicale en date du 24 novembre 1997, signée par le Dr Jean-Pierre Campana (voir ci-dessous), la flaque en question «évoque les liquide brunâtres qui s'écoulent des corps putréfiés, la décomposition provoquant toujours une liquéfaction de tissus». De fait, le corps d'Akim Rouichi a été découvert plusieurs jours après la pendaison, vraie ou fausse.
«Une flaque de l'importance de celle que l'on voit sur les photographies, à supposer qu'elle était sanguine, aurait impliqué une hémorragie externe très importante et donc une plaie bien visible», précise encore le rapport, dont les constations finales «sont en faveur d'un suicide».
Contacté, le juge de l'époque, Noël Miniconi, aujourd'hui en poste à Lyon, dit se souvenir «difficilement» de l'affaire, mais garde en mémoire qu'il n'y avait «pas d'éléments dans le dossier qui permettaient de conclure à autre chose qu'un suicide».
Pour le frère d'Akim Rouichi, il faut reprendre l'enquête du début. «Mon frère était menacé. Il est allé trop loin dans son "enquête". Ses sources lui avaient demandé d'arrêter. Il ne l'a pas fait. Il soupçonnait l'une d'entre elles de jouer un double jeu. Il avait tellement peur qu'il était allé se planquer chez l'une de nos sœurs, là où on l'a retrouvé pendu», raconte-t-il.
Puis il ajoute : «La République Francaise a les pieds dans le sang».....